En allitérant son titre, la prochaine biennale se projette dans un mouvement qui respecte sa vision du même tout en étant autre. Si elle maintient l’idée première de la quatorzième édition de la biennale, elle illustre un monde translaté et parallèle suite à la pandémie du Covid-19. Le récit de la pandémie a soulevé de multiples questions liées au respect de la nature et à l’autonomie des sociétés africaines. La crise a été le contexte d’un activisme social et artistique tant au niveau de la nécessité d’enfanter un nouveau monde pour résorber le déséquilibre, que le besoin de panser la psyché d’une humanité que le racisme n’a cessé de gangréner, suite à l’assassinat public de George Floyd. Toutefois, cette édition 2022 de la biennale ne se concentre pas sur la pandémie du coronavirus, son discours ne change pas pour autant. En effet, bien avant la crise engendrée par le Covid-19, le thème de cette biennale nous invitait à réinventer nos modèles, et la pandémie a rendu cette démarche impérieuse et urgente la nécessité de la penser.
Les nouvelles structurations géopolitiques du monde redessinent les cartes et tendraient à rééquilibrer les forces. Dans ce contexte, les états africains subissent des dynamiques internes contradictoires. L’activisme des sociétés civiles pour davantage de justice et de partage équitable des ressources, les consciences citoyennes émergentes, les plaidoyers au nom d’une révision des savoirs, l’appel à une autonomie monétaire et à une revalorisation des patrimoines, les défis écologiques et sociaux à géométrie variable placent le continent africain au seuil de nouvelles interrogations. Dans une liste non exhaustive de tous ces paramètres qui agissent nécessairement sur les reconfigurations en cours, il semble utile de citer les exigences d’une jeunesse qui s’arme de plus en plus de technologies et qui demande une prise en compte plus conséquente. C’est dans ce cadre de transition vers un nouvel ordre que s’annonce la prochaine édition de la biennale de Dakar qui nous invite à la forge d’un nouveau monde.
Ĩ NDAFFA# énonce donc deux impératifs : Refuser la forme telle qu’elle est donnée et Forger les sens qui sont encore informes.
Refuser la forme telle qu’elle est donnée. Le verbe Forger dénote la transformation de la matière, le plus souvent du métal. C’est dire que forger contient un sens aujourd’hui tomber dans l’oubli : créer, imaginer et inventer. Le fait que du matériau résistant soit transformé par une torsion qui le déforme et l’oriente au point de vue du sens et de la forme, c’est à cela que le thème de cette édition nous invite. Bien évidemment, on nous invite à la désobéissance épistémique et à la subversion des modèles déjà servis. Ĩ Ndaffa# sonne comme une exhortation à créer un nouveau destin commun, un futur ensemble au moment où le monde se recroqueville dans ses identités et particularismes, et plusieurs Etats derrière leurs murs et leur nationalisme.
Ĩ Ndaffa# prend tout son sens à la biennale de Dakar qui est dans une phase transitoire, à l’image du continent africain, devenu le lieu des futurs possibles.
Forger les sens qui sont encore informes. L’Afrique est le continent qui a maitrisé la transformation du fer bien avant l’Europe et sa révolution industrielle. Cette perte de l’initiative était une reddition du savoir et de la science. L’invite à la forge est symboliquement celle d’une reprise de l’initiative. En outre, dans nos sociétés, l’acte de forger a souvent été associé à tout un mystère qui se rattache aux forces obscures et à la magie. Il y a bien entendu l’idée qu’un savoir maitrisé par un tiers opère et transforme le monde, nous permet de gérer notre environnement et nous fournit des « armes miraculeuses ». L’alchimie du matériau, ici, c’est celle de la matière grise et de la réflexion. Il s’agit donc de redécouvrir des sciences, des puissances et des énergies méconnues, d’exhumer les richesses et d’explorer les gisements de savoirs du continent africain, de revisiter ses archives et de façonner de nouvelles cognitions.
Il s’agit donc de construire de nouveaux savoirs et savoir-faire qui intègrent aussi bien les lectures africaines du monde que celles des autres aires géographiques et culturelles, aux fins de forger des outils partagés, susceptibles de nous aider à relever les défis contemporains ainsi que la construction sans cesse renouvelée d’un sens nous permettant d’appréhender toute la complexité du monde. Devant de tels défis, les artistes et les grammaires des créativités africaines contemporaines ont un rôle essentiel à jouer. La dimension critique et théorique des images artistiques et des signes de la fiction doit être mieux analysée dans le processus d’une nouvelle forge des savoirs. Cette alchimie devra nous aider à mieux acter l’apport scientifique de l’imagerie artistique contemporaine. Dans cette mesure l’œuvre d’art instaure un autre rapport à la connaissance au moment où le numérique dont le développement a suscité une transformation de nos habitus et de nos modes de pensées fait évoluer le concept même de culture.
Puiser dans les sources et connaissances africaines, revisiter les formes de savoirs endogènes, négocier les représentations du monde au niveau local, prendre en considération l’héritage des savoirs locaux dans l’histoire et l’appréciation des objets esthétiques, sont autant de postures à explorer pour forger de nouvelles méthodes de l’Histoire et de l’art en Afrique. L’histoire est le fruit d’une forge, car le temps est du métal à modeler. Ecrire l’histoire consiste à entrer de nouveau dans la forge. Cette biennale nous invite à forger de nouvelles mythologies et réviser nos protocoles de recherche et d’appréhension du réel.